Passé, présent, futur des Outre-mer : C’est quoi « être français » ?

Alors que l’Europe de l’austérité réveille les nationalismes et les régionalismes, voilà qu’en 2018, la France verra peut-être l’une de ses collectivités, la Nouvelle-Calédonie, voter son indépendance. L’occasion de se reposer la question, à la lumière de notre histoire avec nos Outre-mer : c’est quoi « être français » ?

Mars 2017. En proie à l’insécurité permanente, à l’immigration et au chômage de masse, ainsi qu’au manque dramatique d’infrastructures, la Guyane fait irruption dans la campagne présidentielle : un large mouvement de grève, mené par le collectif des « 500 frères » et « Pou Lagwiyann dékolé », exige 3 milliards d’euros. Hollande puis Macron ne promettront qu’un peu plus d’un milliard. En visite officielle sur le territoire en octobre, ce dernier s’exclamera : « Je ne suis pas le Père Noël, parce que les Guyanais ne sont pas des enfants. » Puis, ratant une boutade, il déclarera inutile de construire un hôpital à Maripasoula, au risque que « les migrants brésiliens viennent le remplir ». « Monsieur Macron ne sait pas qu’en face de Maripasoula, ce n’est pas le Brésil, mais le Surinam, s’indignera une élue. Il méprise le territoire par ses propos. »

Et si ce mépris était le reflet d’une méconnaissance générale de la population sur cette partie si lointaine de la France de près de 3 millions d’habitants ? Tentons d’y remédier.

Des DOM-TOM aux DROM-COM

Grâce à ses 14 Outre-mer répartis sur trois océans, la France bénéficie de l’équivalent de 20 fois sa superficie en zone d’exclusivité maritime. Cela lui donne une puissance inestimable. Parmi les terres habitées, il y a d’abord les DROM, départements et régions d’outre-mer, issus de la première vague de colonisation au début du XVIIe siècle : Guadeloupe et Martinique dans les Antilles, Guyane en Amérique latine et Réunion à l’est de Madagascar. Grâce au combat pour le développement d’élus comme Aimé Césaire ou comme l’homme d’Etat guyanais Gaston Monnerville, ces anciennes colonies accèdent à la départementalisation après la Seconde Guerre mondiale (durant laquelle beaucoup ont rejoint la Résistance) en 1946. Aujourd’hui elles font partie de l’Union européenne.

Et puis il y a les TOM – territoires d’outre-mer – devenus les COM en 2003 (Collectivités d’Outre-mer) ou POM (Pays d’Outre-mer) pour la Polynésie. Parmi eux, les territoires issus de la seconde vague de colonisation au XIXe siècle, lorsque la France, qui s’industrialise, cherche de nouvelles matières premières vers l’Est : la Nouvelle-Calédonie à l’est de l’Australie, de peuplement mélanésien, la Polynésie et Wallis et Futuna en plein cœur du Pacifique, ou encore Mayotte à l’ouest de Madagascar – quand la France cherche à contrôler le canal du Mozambique. Mayotte sera départementalisée à son tour en 2011, suite au référendum de 2009. Côté Atlantique, sont aussi collectivités Saint-Pierre et Miquelon au large de Terre-Neuve (découverte en 1534 par Jacques Cartier puis acquise par la France contre les Anglais en 1816), ainsi que Saint-Martin et Saint-Barthélemy dans les Antilles. Les COM ont parfois leur propre monnaie comme le franc pacifique, leurs propres assemblées élues qui votent leurs lois (sauf pour les principaux domaines régaliens comme la Défense ou la Sécurité) et ne sont pas soumises à l’UE. Elles ont leur propre système de protection sociale et une autonomie douanière et fiscale (ce qui explique pourquoi Saint-Barthélemy, quasi paradis fiscal bénéficiant de villas aux normes, n’a pas trop souffert de l’ouragan Irma, contrairement à l’île très pauvre de Saint-Martin, où l’intervention de l’Etat fut par ailleurs plus qu’insuffisante).

Commerce triangulaire

Tous les 20 décembre, c’est férié à l’île de la Réunion. On y célèbre la « Fêt Kaf », l’abolition de l’esclavage. Les Kaf (Cafres), c’était les esclaves importés de la « Cafrerie » (Est africain) pour cultiver le café, le cacao et la vanille sur l’ancienne île « Bourbon ». On retrouve cette histoire tragique, qui nourrira la culture créole, en Guyane et aux Antilles. Toutes subiront près de deux siècles d’esclavage, de lutte pour la survie, de chasse aux « negmarons ». Ces esclaves rebelles évadés des plantations, qui s’installaient dans les endroits inaccessibles comme les montagnes de la Réunion ou le cœur de la forêt guyanaise, ont donné leur nom aux reliefs réunionnais (Mafate, Marianne, De Cotte, etc.) et à l’actuelle ethnie des « bushinengués », parmi les plus pauvres de Guyane.

En tout, ce seront 15 à 20 millions d’Africains (dont 20 à 50 % périront) qui seront raflés sur les côtes du Bénin. Echangés sur l’île de Gorée contre des produits manufacturés, des armes et de l’alcool dans des bateaux venus de Nantes, La Rochelle et Bordeaux, ils seront importés aux Amériques contre épices, sucre, tabac, métaux précieux. Bradés sur des marchés, torturés à la moindre incartade, empêchés d’apprendre à lire et écrire, ceux qu’on considérait alors comme des « biens meubles » se verront même rédiger en 1685, à la demande de Louis XIV, un « Code noir », pour légiférer sur leur traitement par leurs maîtres.

L’abolition de l’esclavage

Au moment de la Révolution française, les notions d’abolition des privilèges, de liberté et d’égalité parviennent peu à peu aux oreilles des plus cultivés – affranchis et « mulâtres » (métisses issus d’un couple esclave-blanc). Dans l’île française la plus riche des Antilles, Saint-Domingue, où 500 à 800 Noirs libres ont déjà participé à la Révolution américaine, éclate en 1791 une grande révolte d’esclaves, la plus meurtrière. Un affranchi, Toussaint Louverture, prendra la tête du mouvement qui durera des mois, pendant lesquels il agira en stratège, combattant tantôt les Français, tantôt les Anglais, tantôt les Espagnols. Avec quelques Français et des réseaux abolitionnistes en Europe, il jouera un rôle décisif dans la première abolition française de l’esclavage en 1794. Mais il travaillera aussi avec le premier secrétaire américain au Trésor, Alexander Hamilton, pour élaborer la constitution de Saint-Domingue, qui deviendra, en janvier 1804, la première République noire, sous le nouveau nom d’Haïti.

Malheureusement, Toussaint ne connaîtra pas l’indépendance de son vivant (ce sera son lieutenant Dessalines) car il sera capturé par les troupes de Napoléon, qui rétablira l’esclavage. Il faudra attendre le décret du 27 avril 1848, porté par le député Victor Schœlcher, pour voir aboli définitivement l’esclavage dans notre pays.

Certes la loi Taubira du 21 mai 2001, reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité, a instauré une journée de commémoration le 10 mai. Mais pourquoi, alors qu’à ce jour la Réunion, la Guyane et les Antilles fêtent chacune l’abolition un jour différent, n’a-t-on pas instauré un véritable jour férié, commun à tous, au même titre que l’Armistice, aux Outre-mer comme en métropole ? Cela n’aurait-il pas permis de renforcer notre identité commune en tant que nation ?

L’esclavage moderne

Lors de l’abolition de 1848, les esclaves, qui acquièrent le statut de citoyen, se répartissent en deux classes : petits paysans et ouvriers. Mais tous demeurent pauvres et sous-éduqués. Beaucoup, refusant de retourner dans les champs de canne, sont remplacés par une nouvelle classe de travailleurs sous-payés : les « engagés ». Ainsi, de 1850 à 1885, 23 000 travailleurs indiens sont importés à la Martinique, 53 000 à la Guadeloupe, et 250 000 à la Réunion, où la perte de Saint-Domingue provoque l’essor de l’industrie sucrière. En 1852, Napoléon III crée le bagne de Cayenne et donc l’arrivée future de nombreux métropolitains à la dérive. En 1855, la découverte d’or en Guyane fait apparaître une nouvelle classe de mineurs, auxquels se joindront de nombreux travailleurs immigrés des alentours. Toutes ces transformations imposeront leur marque dans le paysage socio-économique actuel des DOM.

Mais il est une autre marque, bien plus profonde, qui reste collée à la peau des esclaves et de leurs descendants. Lors de l’abolition, au lieu de reconnaître les dommages infligés à des générations d’esclaves, l’Etat indemnise massivement les maîtres pour le soi-disant « manque à gagner ». Ces sommes, qui se transmettront aux descendants de colons – les « béqués » ou « blancs créoles » comme on les appelle encore aux Antilles – leur permettront de constituer le capital nécessaire pour s’assurer une mainmise sur tous les secteurs économiques clés : mine, agro-alimentaire, import-export, commerce, immobilier, foncier (en Martinique, 1 % des béqués détiennent encore plus de 50 % des terres).

Indemnisation ou pas, ce problème de la « pwofitasyon comprador » se retrouve aujourd’hui dans tous les Outre-mer. En Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie, la spoliation des terres, qui touche à l’identité des natifs, est une problématique centrale. Partout elle empêche de développer une agriculture vivrière, imposant une économie d’importation et une dépendance absurde vis-à-vis de la métropole. En Guyane, on ne peut même pas importer de viande du Brésil ou de pétrole du Surinam et, alors que le territoire est couvert à 90 % de forêt, l’absence d’infrastructures routières et de filière bois impose d’importer tout le bois consommé ! La situation de monopole permanent asphyxie l’économie et pousse constamment les prix vers le haut (les denrées de base y sont jusqu’à 40 % plus chères qu’en métropole) et les salaires du privé vers le bas.

D’autant qu’un autre problème colonial n’a pas été réglé : celui de l’octroi de mer. Cette taxe sur l’importation et l’exportation datant du XVIIe siècle, autrefois perçue par l’Etat et les gouverneurs des colonies, constitue aujourd’hui la première recette fiscale des communes des DROM. Mais elle en est la première cause d’étouffement ! Ainsi, en l’absence de réels schémas de développement et d’aides au décollage industriel de la part de l’Etat, le protectionnisme que la taxation des produits importés devrait permettre n’est pas réalisé. L’importation des biens étant actuellement inévitable, la taxe rend la vie encore plus chère – d’autant que les monopoles sur l’import-export en profitent largement ! Et c’est sans compter l’absurdité de la taxe à l’exportation enlevée puis rétablie par l’Europe en 1989, pour la mettre en conformité avec l’étrange (ou libéral ?) principe de « non-discrimination » inscrit dans l’Acte unique. Malgré une marge de manœuvre laissée aux régions pour accorder des exonérations ou jouer sur les pourcentages, c’est la Commission européenne qui a le dernier mot.

Economie coloniale

Monoculture (banane, sucre, vanille), exportation de nickel brut calédonien, tourisme, perliculture en Polynésie, centres commerciaux : voilà sur quoi repose l’« économie » (ou plutôt la non économie) des Outre-mer. Elle est d’autant plus fragilisée que pleinement exposée aux fluctuations des cours mondiaux ou aux politiques insensées de fin des quotas. La monoculture entraîne des drames sanitaires, comme celui du chlordécone, pesticide encore autorisé pour la banane aux Antilles longtemps après son interdiction en France et qui continue à faire des dégâts majeurs.

En fait, sans la perfusion de la métropole, les DROM-COM ne pourraient survivre en l’état actuel des choses. En Nouvelle-Calédonie, les transferts financiers de Paris représentent 13 % du PIB contre 4 % pour le nickel, alors que l’île possède 25 à 40 % des réserves mondiales ! Les fonctionnaires issus de la métropole en profitent largement, bénéficiant d’avantages considérables comme la prime de vie chère, la prime d’installation ou autres avantages fiscaux en tout genre. Les fonctionnaires autochtones ont dû se battre pour avoir les mêmes droits ! Les minima sociaux (bien qu’inférieurs à ceux de l’Hexagone) permettent de maintenir le statu quo, là où le chômage endémique (trois fois plus élevé qu’en métropole et de 50 % chez les jeunes), les bidonvilles et les inégalités ethniques rendent souvent la vie impossible, provoquant l’exode des jeunes ou le refuge dans la délinquance, le suicide, les comportements addictifs. Comble, de nombreux territoires sont jalousés pour leurs minima sociaux par des populations plus pauvres encore, attirant des vagues migratoires ingérables et provoquant des situations explosives, comme en Guyane ou à Mayotte. Cette dernière évalue le nombre d’immigrés, souvent comoriens, au même niveau que sa population officielle, dont 80 % vit sous le seuil de pauvreté ! Sans cadastre, sans toilettes dans les écoles, obligée de faire un roulement entre le matin et l’après-midi pour y accueillir les enfants, condamnée à des pénuries d’eau potable récurrentes faute d’infrastructure ou à laisser mourir des patients dans les hôpitaux faute de dispositifs adéquats ou de personnel, comment peut-elle faire face ?

L’esclavage culturel

Il est un autre fléau : l’illettrisme, qui touche 20 à 70 % de la population ultra-marine. Comment éduquer quand depuis le XIXe siècle on a imposé, avec la politique dite d’assimilation, une histoire et une géographie métropolitaines, traquant ceux qui parlaient le créole, le kanak ou le polynésien, alors qu’ils avaient hérité d’une culture orale ou qu’on avait interdit à leurs parents esclaves d’apprendre à lire ? Bien que des progrès aient été faits dans les manuels scolaires pour compléter l’histoire nationale avec l’histoire locale, la fêlure est toujours là. En Nouvelle-Calédonie, un Kanak a cinq fois moins de chances d’obtenir son baccalauréat qu’un non-Kanak. Dans les îles plus éloignées de l’archipel polynésien, les personnes de langue tahitienne (28 % de la population) ne sont que 6 % à détenir le baccalauréat. Sans compter les lacunes majeures en termes d’enseignement technique ou supérieur.

La réponse malthusienne au sous-développement

Au lieu de prendre ses responsabilités en termes de développement, l’Etat a préféré vider les îles de leur population. En 1963, le député de la Réunion Michel Debré crée le Bumidom, Bureau pour le développement des migrations dans les DOM. Jusqu’en 1981, 70 000 jeunes vont être enlevés à leur famille et envoyés dans l’Hexagone pour y repeupler le monde rural ! Beaucoup seront recrutés pour les travaux pénibles. Quand ce n’est pas, comme l’a dénoncé Françoise Vergès dans son livre Le Ventre des femmes, le recours à l’avortement (bien avant son autorisation en métropole) et la stérilisation forcée pour des milliers de femmes réunionnaises.

Développer un potentiel

Pourtant, depuis les années 1960, avec le centre spatial de Kourou et les essais nucléaires de Mururoa, la France a tiré sa puissance scientifique, militaire et industrielle des Outre-mer. Elle aurait dû en faire des plateformes de formation et de recrutement sur place, des bases de recherche et d’application industrielle pour irriguer l’ensemble des territoires concernés. A la place, l’Etat en a fait un usage quasi unilatéral, avec des centres de vie protégés pour ingénieurs et fonctionnaires métropolitains.

Toutefois les possibilités d’application ne manquent pas : télémédecine pour soigner les habitants isolés dans la forêt guyanaise, les montagnes réunionnaises ou les archipels du Pacifique, médecine nucléaire ou encore détection par satellite des cyclones (voir le nouveau satellite franco-chinois CFOSAT), des éruptions volcaniques ou des séismes (des travaux russes existent), etc.

En effet, de par leur situation géographique, les Outre-mer regorgent de potentiel : or, nickel (à condition de transformer le minerai sur place), bois, plantes endémiques pour la pharmacopée (voir la start-up réunionnaise Torskal contre le cancer), les cosmétiques (ylang-ylang) ou la chimie verte (grevillea exul exul en Nouvelle-Calédonie), etc. Mais surtout, vivier considérable avec l’économie de la mer (ressources halieutiques et minières sous-marines, aquaculture, comme le montre le plus grand centre au monde construit par un Chinois en Polynésie – avec formation des travailleurs aux techniques les plus poussées et échanges universitaires ; villes flottantes pour la recherche et la dépollution des océans ; possibles hubs portuaires aux Antilles grâce à la modernisation du canal de Panama et aux investissements chinois en Amérique latine et aux Caraïbes ou encore à Mayotte et à La Réunion, qui exhorte la Chine à dévier la Nouvelle Route de la soie vers le canal du Mozambique)…

Par ailleurs, pourquoi ne pas installer des pépinières pour PME à la pointe, comme celles spécialisées dans la fabrication de logements 3D, afin de reloger rapidement les habitants des bidonvilles ou les personnes sinistrées après les cataclysmes ?

Choisir d’être français

En automne prochain, à l’issue d’un processus de « rééquilibrage » institutionnel et économique long de 20 ans en faveur des natifs kanaks, aura lieu en Nouvelle-Calédonie un référendum d’auto-détermination. Il fera suite aux accords de Nouméa de 1998 et de Matignon de 1988, lors desquels Michel Rocard était parvenu à mettre d’accord les dirigeants kanak (Jean-Marie Tjibaou) et anti-indépendantiste (Jacques Lafleur). Malgré l’assassinat de plusieurs leaders indépendantistes, dont Tjibaou en 1989, le processus a tenu. Mais la situation de dépendance et de sous-développement chez les natifs montre qu’on est toujours loin du compte et que le choix reste biaisé…

En 1882, Ernest Renan écrivait : « Ce qui constitue une nation, ce n’est pas de parler la même langue ou d’appartenir à un groupe ethnographique commun, c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir. » Lors du 6e sommet des BRICS en 2014, le Premier ministre indien déclarait : « Pour la première fois, se rassemblent des pays en fonction de leur ‘potentiel futur’ et non de leur prospérité actuelle et des identités partagées. »

Si elle veut profiter du potentiel de ses territoires à l’heure du nouveau paradigme des Nouvelles Routes de la soie, la France va donc devoir remplir avec eux un nouveau pacte. Car être d’une même nation dépasse l’enjeu administratif : il répond à un engagement mutuel, celui d’un développement « gagnant-gagnant » pour les générations à naître. Quitte à prendre le risque de donner à autrui les moyens de sa liberté.

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