Marie Korsaga, première femme astrophysicienne d’Afrique de l’Ouest, répond à mes questions

Certains abonnés à la lettre stratégique « Voir l’Afrique avec les yeux du futur » peuvent profiter des interviews exclusives que je fais avec des personnalités engagées pour le continent. Je vous livre ici l’une des dernières en date, pour laquelle j’ai eu le plaisir d’interroger Marie Korsaga, jeune scientifique burkinabè, désormais connue pour être la « première femme astrophysicienne d’Afrique de l’Ouest ». Une véritable source d’inspiration et d’espoir.

Marie Korsaga, donnant une conférence à Ted X


Le 24 février 2020, l’afro-américaine Katherine Johnson s’éteignait à l’âge de 101 ans. Peu connue jusqu’à récemment du grand public européen, elle fut révélée en 2016 par le film Les figures de l’ombre, de Théodore Melfi – que nous vous conseillons. Génie des mathématiques, véritable et noble incarnation du féminisme du XXe siècle et de la cause des droits civiques américains (dont elle fut une militante active), elle contribua de manière décisive à la réussite des missions spatiales des années 1960 – notamment d’Apollo 11, qui permit d’envoyer les premiers hommes sur la Lune.


Un succès durement acquis, au vu de la réalité quotidienne particulièrement hostile, tant pour une personne issue de la communauté afro-américaine – dans une Amérique encore ségrégationniste – que pour une femme – dans une institution, la NASA, encore trop convaincue de la supériorité intellectuelle des hommes.

Néanmoins, à la différence d’aujourd’hui, l’Amérique de Kennedy et l’Occident « pré-soixante-huitard » étaient encore pénétrés d’un fort optimisme culturel: à l’époque, nombreux étaient ceux qui pensaient que le progrès scientifique et l’accès à la connaissance était l’une des composantes essentielles de l’amélioration des conditions de l’Humanité.

Cet optimisme n’est pas mort. C’est pour vous le montrer et c’est précisément en hommage à Katherine Johnson, que j’ai décidé de publier les réponses de Marie Korsaga, première astrophysicienne d’Afrique de l’Ouest, à mes questions.

Sèbastien Périmony: Bonjour. Nous sommes ravis que vous ayez accepté de répondre à quelques-unes de nos questions. Vous avez récemment fait l’objet de diverses publications et été qualifiée, par différentes revues et sites internet, de « première femme astrophysicienne de toute l’Afrique de l’Ouest ». Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs, et surtout nous dire comment cela se fait que cette bonne nouvelle ne nous soit arrivée que si tard ?


Marie Korsaga: Je me nomme Marie Korsaga. Je suis astrophysicienne et originaire du Burkina Faso. Je travaille sur la distribution de la matière noire et de la matière visible dans les galaxies ; le but de ma recherche, c’est de contribuer à élucider les mystères de l’Univers, afin de mieux comprendre sa formation et son évolution.


Il faut dire que c’est venu comme une surprise pour moi d’avoir ce titre – qui n’est pas forcément flatteur (même si je reconnais que c’est un privilège) ; jusqu’à l’année dernière, je ne savais pas qu’il n’y avait pas encore de femme docteur en astrophysique en Afrique de l’Ouest, quand bien même on y trouve peut-être une dizaine d’hommes ! Par exemple au Burkina Faso, il y a, en plus de moi, trois autres docteurs en astrophysique (tous des hommes, bien entendu). On en compte également au Ghana, au Nigeria, etc., ce qui est déjà assez bien pour assurer le développement et la vulgarisation de cette science en Afrique de l’Ouest.

Mais en même temps cela montre malheureusement que nous sommes encore loin d’atteindre la parité hommes/femmes dans les domaines des sciences, et qu’il y a encore beaucoup à faire. Cela passe par le changement des mentalités et l’accessibilité des sciences aux femmes, surtout au niveau des couches défavorisées.


Vous savez, devenir astrophysicien nécessite un parcours en physique, ce qui n’est pas évident pour les femmes dans nos sociétés, où la majorité des gens pensent que les domaines scientifiques sont dédiés aux hommes, et que les femmes doivent se diriger vers les filières littéraires. Cela a pour effet de freiner les femmes à opter pour les longues études, surtout dans les filières scientifiques.

Aujourd’hui, je peux dire que j’ai brisé cette barrière à mon niveau, et je souhaiterais profiter de ce privilège pour inspirer et encourager autant de jeunes filles que je peux à opter pour les filières scientifiques.


Vous avez déclaré que l’astronomie n’était pas dans les programmes scolaires au Burkina Faso jusqu’à ce que vous entriez en licence. Pourriez-vous nous en dire plus sur les universités et les programmes scolaires dans votre pays, et plus particulièrement sur ce qui concerne la science et la technologie ? Quels sont les parcours possibles et jusqu’à quelle niveau de formation ?


Oui c’est vrai, c’est à mon année de licence que j’ai suivi mon premier cours d’astronomie. Au Burkina Faso, l’astronomie est dispensée à l’université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, à partir de la licence en physique. J’ai eu la possibilité de faire de l’astronomie comme matière optionnelle en licence et en maîtrise de physique, mais il faut noter qu’à l’époque il n’y avait pas de DEA (l’équivalent du « master » dans l’ancien système) d’astrophysique ; cependant, il y avait la possibilité de faire un DEA de physique, avec comme option de recherche, astrophysique. C’est ce que j’ai fait.
Pendant mon DEA, j’ai donc travaillé sur la photométrie des naines brunes, qui sont des objets à mi-chemin entre les étoiles et les planètes, [ce qui signifie] qu’elles sont moins massives que les étoiles mais plus massives que les planètes.

J’ai effectué mes recherches de DEA à l’Université de Ouagadougou, qui regorge en son sein d’un observatoire astronomique équipé d’un télescope d’enseignement nommé ODAUO (Observatoire D’Astrophysique de l’Université de Ouagadougou), et qui est rattaché au LPCE (Laboratoire de Physique et Chimie de l’Environnement).

Étant donné que je voulais continuer dans la recherche en astrophysique et devenir enseignant-chercheur par la suite, il me fallait trouver un laboratoire de recherche bien équipé, afin de faciliter ma recherche et aussi avoir une bonne formation et tisser des collaborations. C’est ainsi qu’après mon DEA, je suis allée en France, plus précisément au LAM (Laboratoire d’Astrophysique de Marseille), pour poursuivre une thèse de doctorat conjointement avec l’Université de Cape Town en Afrique du Sud.


Aujourd’hui, le Burkina a des universités dans beaucoup de régions, que ce soit des universités d’État ou privées, avec des programmes divers : en sciences et technologie, économie, droit, médecine, etc. Si nous prenons le cas de l’Université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, dans le département de Sciences et technologie à l’UFR/SEA, nous notons jusqu’à 14 laboratoires de recherche, répartis comme suit : quatre dans le département de Mathématiques et informatique, trois en Physique et sept en Chimie. Ces laboratoires produisent des chercheurs compétents au plan international, et conduisent des recherches de qualité. C’est pour dire que les potentiels et les opportunités sont présents localement ; ce qui manque peut-être c’est la vulgarisation. Quand bien même des efforts sont déjà faits, je pense qu’il faut faire plus pour arriver à attirer les jeunes, surtout les jeunes filles, à la science. Et pour cela, il faut commencer à impacter dès le bas-âge, c’est-à-dire au niveau de l’éducation primaire et secondaire.


Sur notre lettre nous mettons régulièrement à jour des nouvelles sur les politiques spatiales africaines. Une Agence spatiale panafricaine est même en train d’être mise en place. Y’a-t-il une agence spatiale au Burkina Faso ? Et plus généralement dans les pays francophones (le Nigeria, avec la NASRDA, étant déjà l’une des meilleures d’Afrique) ?


L’Afrique s’intéresse aux sciences de l’espace ; on a compris que pour sortir notre continent du sous-développement, il faudra qu’on revoie notre façon d’exécuter les programmes. Mettre l’accent sur l’éducation, la formation sur la science, la technologie et l’innovation, surtout les sciences de l’espace, pourrait non seulement accroître le potentiel humain, qui est une source de développement durable, mais aussi permettre la gestion de nos ressources naturelles et ainsi impacter l’économie sur le continent.


Malheureusement, le Burkina, tout comme les autres pays ouest-africains francophones, n’a pour le moment pas d’agence spatiale. C’est assez regrettable, parce que les pays anglophones de la sous-région, notamment le Nigeria et le Ghana, s’en sortent bien dans le domaine. C’est peut-être une indication qu’il nous faut revoir nos politiques en matière d’innovation scientifique. Ce ne serait pas exagéré de dire qu’aujourd’hui tout le monde connaît bien les avantages que procurent les satellites ; je suis donc convaincue que ce n’est qu’une question de temps avant que le Burkina, ainsi que ses voisins, disposent d’une agence spatiale.


Déjà, il y a un groupe de chercheurs à l’Université Norbert Zongo de Koudougou (avec à sa tête le professeur Frédéric Ouattara), qui travaille sur un projet de lancement de satellite burkinabè (certainement à partir d’un site étranger) ; c’est possible que dans les années qui viennent, nous ayons de leurs nouvelles.

A découvrir: notre toute dernière interview exclusive avec une autre personnalité féminine d’Afrique de l’Ouest: Nathalie Yamb, la « dame de Sotchi ». Accessible via notre lettre stratégique Voir l’Afrique avec les yeux du futur


Marie Korsaga, vous parlez beaucoup de votre intérêt pour la formation des jeunes, de la vulgarisation scientifique de l’astrophysique : comment voyez-vous votre avenir en Afrique de l’Ouest et quelles sont les choses que vous pourriez mettre en place dans les années à venir pour la formation et la vulgarisation à l’attention des jeunes ?


Je compte d’abord contribuer à la formation des jeunes en sciences (plus particulièrement en astrophysique) au Burkina, en dispensant des cours dans des universités. Je compte aussi mener des actions en vue de vulgariser l’éducation des sciences en Afrique en général, et de l’astronomie en particulier. Cela servira à motiver les jeunes, et surtout les jeunes filles, à embrasser les filières scientifiques. Il y a aussi d’autres projets sur lesquels je mène des réflexions avec d’autres amis et collègues, pour faire du Burkina Faso un pôle d’excellence en astronomie/astrophysique – mais permettez-moi de ne pas en parler pour le moment, parce que nous en sommes au début et les financements font défaut.


Vous travaillez dans le département « Physique des galaxies » en Afrique du Sud. On nous dit que l’univers est formé à 95 % de matière noire, mais qu’on ne sait pas ce qu’est cette matière noire. Alors de quoi est composé notre univers, nos galaxies ? Quelles sont vos hypothèses ?


Mon sujet de recherche porte sur la distribution de la matière noire et de la matière visible dans les galaxies. Le but est de comprendre comment la matière noire est distribuée à l’intérieur des galaxies.

Ce qui est intéressant c’est que la matière visible – c’est à dire la matière ordinaire constituée de protons, d’électrons, etc. – ne représente qu’environ 5 % de l’Univers observable ; le reste, c’est de la matière invisible : 26 % de matière noire et 68 % d’énergie sombre.


Nous pensons aujourd’hui que cette matière noire se trouve à l’intérieur mais surtout dans les périphéries des galaxies, tandis que l’énergie sombre, qui est beaucoup plus notable à grande échelle, amène l’Univers à se « dilater » plus vite avec le temps. Nous ne pouvons donc pas parler de compréhension de l’Univers, si nous ne connaissons qu’environ 5 % de ses constituants ! Pour comprendre notre Univers, c’est-à-dire raconter sa formation et son évolution, il est indispensable de comprendre ce que sont la matière et l’énergie sombres.


La matière noire, comme son nom l’indique, est une matière qu’on n’arrive pas observer, même avec les télescopes les plus sophistiqués. Jusque là, aucune particule de matière noire n’a été détectée ; néanmoins on ressent sa présence grâce à son impact sur la gravité. Lorsqu’on observe souvent des objets contenant une quantité importante de matière noire (par exemple une galaxie ou un amas de galaxies), on constate une déformation des objets à l’arrière-plan. Cela est dû au fait que la matière noire dévie la trajectoire de la lumière qui la traverse : on appelle cela la lentille gravitationnelle. Les lentilles gravitationnelles nous révèlent la quantité de matière noire et aussi la façon dont elle est répartie dans le ciel grâce à la distorsion des rayons lumineux qui la traversent.


Une autre méthode pour déterminer la présence de la matière noire à l’intérieur des galaxies est de faire ce qu’on appelle « l’étude cinématique des galaxies », comme l’a fait Vera Rubin (astronome américaine qui a révolutionné l’étude de la rotation des galaxies) : en traçant la vitesse de rotation d’une galaxie à différents rayons, on obtient une courbe appelée courbe de rotation. Si l’on compare la courbe de rotation due aux étoiles et autres, et celle réelle de la galaxie, on voit qu’il y a une composante qui manque : celle de la matière noire. C’est la méthode que j’utilise pour mes recherches sur cette matière. Les résultats de ma thèse de doctorat ont permis de savoir que les relations entre les paramètres de la matière noire et la brillance des galaxies n’étaient pas standards comme on le pensait jusque là, mais dépendaient de la structure de la galaxie (notamment de la façon dont la matière visible est distribuée en son centre).


Pour conclure, c’est quoi pour vous, « voir l’Afrique avec les yeux du futur » ?


Nous savons que la majorité de la population africaine est jeune, ce qui est une ressource indispensable au développement. Pour moi, voir l’Afrique dans les yeux du futur, c’est voir une Afrique unie, pacifique et prospère ; c’est voir une Afrique prendre sa destinée en main, c’est à dire utiliser ses ressources naturelles (humaines, matérielles, culturelles, etc.) pour son développement inclusif et durable.

C’est aussi voir cette Afrique comprendre que la recherche et l’innovation scientifique ont un rôle important à jouer dans la construction de ce développement, afin d’offrir à ses enfants des solutions endogènes et appropriées aux obstacles auxquels elle fait face, tout en ayant des rapports équitables et justes avec ses partenaires.

L’Afrique possède une immense quantité de ressources naturelles indispensables au développement de l’industrie, il faut arriver à un point où ces ressources sont exploitées d’abord pour son développement, par des femmes et des hommes formés sur le continent, et avec des techniques compatibles.


Merci beaucoup Marie Korsaga, et encore félicitations pour tout ce que vous apportez à l’Afrique… et à l’humanité.

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