Le «nouveau partenariat» avec l’Afrique de Macron a du plomb dans l’aile

Cet article est de Fanny Pigeaud et a d’abord été publié sur le site Mediapart sur le lien suivant : « Source Médiapart » Nous remercions Fanny Pigeaud de nous avoir autorisé à le republier ici.

Digital Africa devait être une initiative préfigurant un « nouveau partenariat » avec l’Afrique annoncé par Emmanuel Macron. Deux ans plus tard, l’association qui la porte est en difficulté, plusieurs de ses administrateurs dénonçant une absence de transparence.

Deux ans après son lancement, Digital Africa, initiative portée par Emmanuel Macron et suivie de près par l’Élysée, traverse une zone de turbulences : ses administrateurs ont été ces jours-ci au bord de la rupture, les uns dénonçant un manque de « transparence » et de respect des règles, les autres parlant de « divergences de vues sur le positionnement stratégique ».

La situation s’est envenimée à tel point que l’idée d’une dissolution de Digital Africa a été envisagée par l’un d’eux, l’Agence française de développement (AFD). Tous ont finalement reconnu la nécessité de commander un audit opérationnel de l’association avant d’aller plus loin.

Tout se présentait pourtant bien lorsque Emmanuel Macron a annoncé, en 2017 au Burkina Faso, la création de ce qui devait permettre « d’identifier les start-up africaines les plus prometteuses » et de les accompagner.

Karim Sy, fondateur du réseau d’incubateurs et d’espaces de co-working Jokkolabs au Sénégal, fait partie des concepteurs de ce projet, lequel prévoit notamment la mise en place d’une plateforme numérique regroupant des acteurs privés et publics, français et africains, afin d’échanger des expériences, trouver des ressources, partager les « communs ».Le site de Digital Africa. © Capture d’écranLe site de Digital Africa. © Capture d’écran

L’ambition est aussi de bâtir une nouvelle relation France-Afrique, de sortir du vieux schéma d’une France paternaliste qui affirme venir « en aide » à l’Afrique mais est avant tout intéressée par la réussite de ses propres entreprises sur le continent, et de s’inscrire ainsi dans le cadre du « nouveau partenariat » invoqué par Emmanuel Macron.

Fin 2018, le projet se concrétise : Digital Africa, association de loi 1901, voit le jour en France, fondée par dix associations et institutions africaines et françaises, dont l’AFD. Un fonds de 65 millions d’euros (le montant a depuis doublé) est mobilisé par la France, via l’AFD, pour financer le fonctionnement de l’association, l’amorçage et l’accompagnement des entreprises identifiées, l’appui aux incubateurs, etc.

Outre Karim Sy, d’autres figures de la tech africaine s’engagent, séduites par cette approche originale. Parmi elles, Rebecca Enonchong, active notamment au sein du réseau Afrilabs, soutenant plus d’un million d’entrepreneurs dans 48 pays, et Kizito Okechukwu, qui est entre autres directeur exécutif, en Afrique du Sud, du plus grand campus numérique africain, 22 On Sloane.

Tous deux font partie avec Karim Sy, et au nom de leurs organisations respectives, du conseil d’administration, qui compte quatre autres membres, représentant des structures et organismes français, à savoir l’AFD, sa filiale Proparco, la Ferme digitale et Canal France International (CFI).

« Cette démarche ouverte et inclusive est sans précédent », se réjouit à l’époque Karim Sy, élu président de l’association et de son conseil d’administration. Mais, aujourd’hui, il déchante. La stratégie adoptée en juin 2020, assure-t-il, est en « rupture totale avec ce que nous projetions au lancement »« Tout a changé, comme si l’association était devenue un programme de l’AFD géré par une coordinatrice, comme à l’habitude. Cela va clairement à l’encontre de l’approche que voulait le président Macron. »

Comment en est-on arrivé là ?

Les premières difficultés sont apparues très vite, en 2020. En mars, une directrice exécutive, Stéphan-Éloïse Gras, est embauchée pour travailler sous la direction du conseil d’administration.

Selon plusieurs sources, elle aurait été recommandée par le conseiller Afrique d’Emmanuel Macron, Franck Paris, et son conseiller numérique, Mohammed Adnène Trojette, dont elle serait proche. « La désignation de la directrice exécutive de l’association a été effectuée en concertation avec le président alors en exercice de l’association », affirme l’Élysée.

La présidence française ajoute : « Le profil de la nouvelle directrice exécutive a été choisi conformément à l’orientation stratégique décidée par l’assemblée générale de l’association, à savoir, au-delà des actions de mise en réseau, le développement de programmes en soutien direct aux entrepreneurs de la tech africaine. » Cette précision pose cependant question car l’assemblée générale à laquelle elle fait référence n’a eu lieu qu’après cette embauche, en juin 2020.

De plus, plusieurs des membres du conseil d’administration n’ont pas été associés à cette décision.

Peu de temps après, Digital Africa déménage pour s’installer au cœur de Paris, dans les locaux du Liberté Living-Lab, lieu d’innovation collective et espace événementiel que Mohammed Adnène Trojette a codirigé, pour un loyer élevé (environ 8 000 euros), sans l’accord du président et du conseil d’administration, mis devant le fait accompli. 

En juin 2020, lors d’une assemblée générale et d’un conseil d’administration (CA), Karim Sy démissionne de sa fonction de président pour des raisons à la fois personnelles et liées à des problèmes de gouvernance qu’il constate. Il continue toutefois de siéger au conseil. Kizito Okechukwu devient président par intérim, avec pour objectif d’organiser un nouveau CA en octobre 2020 qui désignera son successeur.

Mais rien ne se passe comme prévu. À plusieurs reprises, le CA est reporté, à la demande de l’AFD. Et l’information ne passe plus. Depuis juin 2020, « nous n’avons pas eu le moindre document ou information sur les finances de l’association. Nous n’avons validé aucun budget, n’avons reçu aucun rapport d’audit. Nous ne savons rien », déplore Rebecca Enonchong, qui fait part, le 16 février, de sa déception et de son incompréhension sur Twitter, après avoir réclamé pendant plusieurs mois une meilleure gouvernance. 

Combien de salariés compte l’association, quels sont le plan d’action, la masse salariale, le budget 2021 ? Plusieurs administrateurs l’ignorent quand ils sont consultés par Mediapart entre le 16 et le 24 février 2021. « Notre responsabilité légale et morale est pourtant engagée », relève Karim Sy, qui dit, comme d’autres, avoir été mis au courant d’activités de Digital Africa par les réseaux sociaux.

L’AFD, de son côté, dispose de plus d’informations : rappelant que « le budget pour l’année 2020 voté lors de l’assemblée générale extraordinaire du 10 juin 2020 était de 860 000 euros », elle indique que l’association « compte onze salariés ». Et affirme qu’entre juin 2020 et la fin de cette même année, il y a eu des « échanges entre l’équipe de Digital Africa, le président de l’association et le conseil d’administration », écartant l’idée d’un problème de transparence et de respect des règles de l’association. « La crise de gouvernance de l’association nous semble résulter de divergences de vues sur l’évolution du positionnement stratégique de Digital Africa », dit-elle.

Mais Kizito Okechukwu, toujours président par intérim, manque lui-même de visibilité sur beaucoup de données. À la demande de l’AFD, il a signé une délégation de pouvoirs en faveur de la directrice exécutive, afin de permettre une exécution rapide des « opérations ». Mais il a décidé, début 2021, de l’annuler, constatant que son accès aux informations sur les activités et finances de Digital Africa s’était davantage limité.

« Ni le plan d’action ni le budget n’ont été validés par le conseil », répète Karim Sy. « Pour une organisation qui travaille main dans la main – on rappelle le principe premier de refonte de la relation avec l’Afrique et de travailler en commun pour bâtir “un monde en commun”, comme le dit si bien l’AFD –, avancer sans avoir l’avis de ses partenaires du terrain, c’est plutôt moyen », commente-t-il, relevant du côté des officiels français « une mauvaise compréhension de l’écosystème africain qui ne facilite pas » la situation.

« Le projet est complexe et il est naturel qu’il y ait des frictions avec des cultures organisationnelles aussi éloignées, souligne également Karim Sy. Mais je reste convaincu de la nécessité d’une telle approche “en commun” pour faire face aux défis du moment et se projeter vers un futur souhaitable. »

Début février, tout est parti soudain en vrille, après la décision de Kizito Okechukwu d’annuler sa délégation de pouvoirs : l’AFD a annoncé opter pour une solution radicale, la dissolution de l’association, entraînant des réactions en chaîne. Aussitôt, Kizito Okechukwu demande un audit et engage des avocats pour défendre Digital Africa. Le représentant de l’AFD au conseil d’administration réplique en convoquant un CA avec, inscrite à l’ordre du jour, la révocation du mandat du président par intérim.

En retour, l’un des conseils recrutés par Kizito Okechukwu envoie une mise en demeure aux administrateurs contestant la légalité de cette convocation. La réunion a quand même lieu le 18 février, mais seuls les quatre administrateurs français ont décidé d’y prendre part.

Ce coup de chauffe, alimenté aussi par l’intervention de proches du président Macron, provoque l’effarement de plusieurs administrateurs. « On demande juste des comptes et le respect des statuts » de l’association, fait alors remarquer Rebecca Enonchong. « Si nous nous plaignons du manque de transparence sur les finances, c’est parce que nous prenons nos responsabilités très au sérieux et sommes conscients qu’il s’agit d’argent du contribuable français », précise-t-elle.

Jeudi 25 février, la tension a fini par retomber en partie : un CA convoqué par Kizito Okechukwu après des pourparlers avec l’AFD a pu avoir lieu avec la présence de tous les administrateurs.

Il a notamment permis de partager des informations financières et a débouché sur la décision de commander un audit opérationnel de l’association à un cabinet de consulting indépendant, qui formulera probablement aussi des recommandations en matière de « bonne gouvernance ». La perspective d’une dissolution de Digital Africa est donc écartée pour l’instant.

En attendant la suite, cet imbroglio a déjà eu un impact : il a renvoyé aux organisations de la tech africaine, membres de Digital Africa, une image peu brillante de la France, renforçant les a priori qu’ont déjà beaucoup de leurs adhérents à son égard – ce dont la partie française ne semble guère avoir conscience.

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