Agostinho Neto : Poésie et Politique

Par Sébastien Périmony, le 5 Septembre 2019.

« Il ne suffit pas d’écrire un chant révolutionnaire pour participer à la révolution africaine, il faut faire la révolution avec le peuple. Avec le peuple et les chants viendront seuls et d’eux mêmes. » Sékou Touré.

« Laissez-moi écrire les chants d’une nation et peu m’importe qui écrit ses lois. » Daniel O’Connell, patriote irlandais.

Lors de ma participation au Forum ANGOTIC 2019 sur les Technologies de l’information et de la communication (TIC), à Luanda, la capitale angolaise, du 18 au 20 juin 2019, j’ai eu l’honneur d’être reçu par Maria Eugénia Neto, présidente de la Fundação Agostinho Neto et veuve du premier Président angolais, et par sa fille, la députée Irene Alexandra Neto. Elles ont eu l’extrême gentillesse de m’offrir plusieurs ouvrages sur António Agostinho Neto, homme politique qui était aussi poète. J’ai ainsi appris qu’il avait entretenu des échanges philosophico-poétiques avec son homologue sénégalais Léopold Sédar Senghor, premier Président du Sénégal. Or tous deux avaient une vision souvent opposée de l’homme et des enjeux du continent africain… Et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant, dans un commentaire sur l’œuvre de Neto, cette phrase mentionnant l’un des inspirateurs de l’Institut Schiller, que je représentais en Angola : « Son travail contient des références bibliques, ainsi que d’autres sources aussi diverses que Nicolas de Cues » !

A la Fundação Agostinho Neto

C’est ce qui m’a poussé à lire l’excellent travail réalisé par le professeur nigérian Ebenezer Adedeji Omoteso : Idéologie et engagement chez Agostinho Neto et Léopold Senghor : une étude comparative, ouvrage publié en 2009 par la Fundação Agostinho Neto.

Cette étude passionnante, non seulement nous permet de découvrir Agostinho Neto par ce qu’il a de plus intime, à savoir ses écrits poétiques, mais également de prendre toute la mesure des différentes composantes de la littérature africaine pour la libération et l’émancipation des peuples africains contre le colonialisme jusqu’en 1960, puis le néocolonialisme jusqu’à aujourd’hui.

Nous en publions ici en exclusivité une traduction partielle afin de susciter, en France, l’envie de découvrir la poésie de Neto, malheureusement trop peu connu, mais aussi d’engager une discussion pour savoir si, comme nous le dit le Pr Omoteso en conclusion de son livre, Neto fut le « libérateur des opprimés » alors que Senghor n’a été que l’apôtre d’un « suicide politique ».

Agostinho Neto (1922 – 1979) : l’homme politique

Considéré comme le père de l’indépendance de l’Angola, Agostinho Neto en fut le premier président, après la lutte d’indépendance qui n’aboutit qu’avec l’effondrement de la dictature portugaise. Ce médecin de formation est un anti-fasciste de la première heure, et à ce titre, il sera de nombreuses fois emprisonnés par la dictature d’António de Oliveira Salazar. Sa seconde détention, qui dura près de deux ans, entre 1955 et 1957, ne prit fin qu’après une mobilisation internationale, dont de nombreux soutiens en France, comme Jean-Paul Sartre, Louis Aragon et bien d’autres. En 1951, Neto cofonde le Centre d’études africaines à Lisbonne avec Amilcar Cabral, fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC, Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde, qui amena à l’indépendance ces deux États colonisés par le Portugal), Mário Pinto de Andrade, également poète et homme politique angolais, et le santoméen Francisco José de Vasques Tenreiro, universitaire et poète né à Sao Tomé en 1921.

C’est également lui qui fondera en 1956, avec ces mêmes amis, le MPLA (Mouvement pour la Libération de l’Angola), qui gouverne l’Angola depuis 1975.

Agostinho Neto : l’homme poétique

A l’occasion du 40ème anniversaire de l’indépendance de l’Angola, la Fundação Agostinho Neto a republié l’intégralité des poèmes de Neto en français aux éditions Alexandrines (1). L’ouvrage réunit la trilogie poétique « Espérance sacrée », « L’impossible renoncement » et « L’aube ».

« L’impossible renoncement », écrit en 1949, est considéré comme un « violent pamphlet rédigé contre toute forme d’aliénation ». Les poèmes de « L’espérance sacrée » et de « l’Aube » ont quant à eux été écrits entre 1945 et 1962, le dernier poème du recueil, « Sur le sang encore chaud de mon frère », a été écrit en 1972.

« Adeus à hora da largasa » (Adieu au moment du départ)

« Ô ma mère
(ô toutes les mères noires
dont les enfants sont partis)
tu m’as appris l’attente
comme tu as attendu dans les heures difficiles
Mais la vie
a tué en moi cette espérance mystique
Maintenant je n’attends plus
je suis celui par qui vient l’espérance. »

Thèse d’Omoteso

La thèse d’Omoteso : marxisme ou négritude ?

En dehors du monde magique de l’académisme, où l’on essaie de considérer l’Histoire, la science, la littérature et les actions des hommes comme des faits objectifs par la raison pure, le poète allemand Schiller nous a enseigné que le chemin de la raison doit toujours passer par le cœur. Ainsi, il est impossible de comprendre et de comparer les poèmes de Neto et de Senghor en dehors de leurs propres idéologies et convictions politiques.

« Neto le marxiste considère que l’entreprise coloniale est un désastre complet, qui doit être renversé par des moyens violents. Senghor le négritudiste était préoccupé par la revalorisation des valeurs culturelles africaines, qu’il accusait l’Europe d’avoir détruites. (..) Le marxisme, par exemple, est une méthode scientifique qui a pour but de transformer la société humaine. Il attribue aux masses, et plus particulièrement au prolétariat, un rôle important dans la transformation d’une société capitaliste vers une société socialiste à travers le combat armé. Le rôle de l’artiste pendant cette lutte de classe (armée) pour transformer la société est d’« engager son art pour la cause du prolétariat ». On attend également de lui qu’il prenne une part active dans la lutte. (…)

« La négritude, d’un autre côté, était une réaction directe (des Africains parlant français et des Antillais) contre la domination sur les Africains et les Noirs du monde entier. Apparaissant autour de 1932 à Paris, elle a émergé des activités littéraires (combinées) de Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran-Damas. Ils ont alors créé la revue, L’étudiant noir(1934-1940), comme leur principal organe de publication. »

On peut déjà identifier un premier paradoxe : Senghor, qui prônait la civilisation universelle, base sa théorie sur le concept restreint de négritude, à savoir, selon lui, « la somme totale des valeurs de la civilisation du monde africain ». Alors que Neto, marxiste, dépasse la simple lutte des Blancs contre les « nègres » pour une lutte plus globale, celle des opprimés contre le capitalisme.

Toutefois, comme le précise Omoteso, la poésie négritudiste comportait plusieurs courants plus radicaux que l’on nommait la « négritude révolutionnaire » ou « négritude agressive ». Alors que Senghor était l’exemple de la « négritude sereine » ou « négritude réconciliatrice, à cause de sa volonté de réconciliation et de sa défense pour la civilisation universelle. »

Autre fait caractéristique de ces deux approches : Neto, comme nous l’avons dit dans l’introduction, fut emprisonné à de nombreuses reprises. En 1951 (3 mois), entre 1955 et 1957 (18 mois), en 1960, où il est envoyé au Cap-Vert sous surveillance, et enfin en 1961 (relâché en 1962).

Alors que pendant ce temps, Senghor, qui fut lui aussi le premier Président du Sénégal après l’indépendance le 7 septembre 1960, officie dans l’empire français, en tant que député dès 1945 dans le gouvernement provisoire et jusqu’en 1946, puis sous la IVe République de 1946 à 1958 sans discontinuité, et enfin sous la Ve République de 1958 à 1959, avant de devenir, en 1960, président du Sénégal.

Concorde et discorde dans la poésie de Neto et de Senghor

« Sans souscrire à l’idée que l’Afrique n’a rien gagné du tout de sa longue confrontation avec l’Europe, l’on peut dire en tout justice qu’elle a souffert de nombreux malheurs effroyables et durables. » Chinua Achebe (1966). (2)

Et sur ce point nos deux poètes sont d’accord. Tous deux soulignent dans leurs poèmes les horreurs indescriptibles de la traite négrière et de l’esclavage. Dans « Adeus à hora da largasa » (Adieu au moment du départ), Neto décrit l’angoisse du travail forcé :

« C’est nous aussi
les travailleurs sous contrat brûlant nos vies dans les plantations de café
les nègres ignorants
qui doivent respecter l’homme blanc
et craindre le riche
C’est nous tes enfants
ceux des quartiers noirs
là-bas où n’arrive pas l’électricité
les hommes ivres morts
livrés au rythme d’un tam-tam de mort
tes enfants
affamés
assoiffés
honteux de te donner le nom de mère
craignant de traverser la rue (…) »

Un autre poème est même intitulé « Départ pour le travail forcé » (1945).

Senghor de son côté, dans « Prière de Paix », également en 1945, dénonce l’esclavage des Africains par les Européens :

« Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires
Qui en ont supprimé deux cents millions.
Et ils m’ont fait une vieillesse solitaire parmi la forêt de mes nuits et la savane de mes jours.
Seigneur la glace de mes yeux s’embue
Et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que j’avais cru mort… »

Autre point d’accord soulevé par le Pr Omoteso :  «  Les deux poètes dénoncent les valeurs de la civilisation occidentales, que l’Europe veut imposer à ses sujets coloniaux. Ils partagent l’idée que la civilisation européenne équivaut au capitalisme et l’automatisation, deux phénomènes inter-reliés qui ne font que dégrader et déshumaniser l’homme. Il sont d’accord avec Aimé Césaire que « civilisation = chosification ». Nulle part cette notion n’est plus explicitement exposé que dans le poème « Civilizaçăo Ocidental » (Civilisation occidentale) de Neto, qui condamne le capitalisme européen, l’accusant de prolétariser les Africains. Ce poème est remarquable par son ironie mordante : 

« Des plaques de tôle clouées sur des poteaux
plantés en terre
voilà la maison
Des haillons complètent
le paysage intime (…)
Après les douze heures de travail
d’esclave
Casser les pierres
charrier des pierres (…)
La vieillesse arrive vite
Une natte dans les nuits sombres
suffit pour qu’il meurt
reconnaissant
et de faim. »

Toujours dans « Prière de Paix », Senghor :

« Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes
 princes des adjudants
De mes domestiques des boys et de mes paysans des salariés, de mon peuple
 un peuple de prolétaires.
Car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes
 enfants comme à des éléphants sauvages. »

Une fois encore, nous pouvons souligner ici la négritude réconciliatrice de Senghor, qui lui sera d’ailleurs beaucoup reprochée, demandant le pardon et la réconciliation, plutôt que la lutte pour l’émancipation.

Continuons avec la thèse d’Omoteso.

« Les deux poètes partagent aussi le point de vue que le colonialisme a été responsable de la désintégration de la culture africaine. Par exemple, l’administration coloniale impose des administrateurs au dessus des chefs traditionnels africains. Et dans les deux cas, au Sénégal et en Angola, les maîtres coloniaux pratiquent une politique d’assimilation, qui a pour but de faire de leurs sujets des citoyens français ou portugais (culturellement, intellectuellement et socialement). Neto et Senghor décrient ainsi les maux de la politique d’assimilation qui conduit entre autres à l’aliénation des Africains assimilés, ainsi qu’à l’oppression politique et socio-économique et à la marginalisation des masses non éduquées. Dans une note personnelle, dans son poème « Mussunda amigo », Neto regrette son incapacité à s’adresser de manière intelligible à son ami Mussunda, qui contrairement à lui n’a pas eu accès à une éducation occidentale :

« Et j’écris des vers que tu ne saisis pas,
comprends-tu mon angoisse ? »

Senghor reprend le même thème dans « Ndessé » ( mot wolof qui signifie nostalgie, mélancolie » :

« Voici que je suis devant toi, Mère, soldat aux manches nues
Et je suis vêtu de mots étrangers où tes yeux ne voient qu’un assemblage
de bâtons et de haillons.
Si je te pouvais parler, Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis précieux
et tu n’entendrais pas (…) »

« Néanmoins, le langage utilisé par les deux poètes montre clairement dans un certains sens leur niveau d’engagement pour la cause des opprimés. Alors que l’on peut affirmer catégoriquement que l’utilisation par Neto d’un langage simple, presque prosaïque, montre son soutien inébranlable pour les colonisés, qu’il cherche à mobiliser, on ne peut en dire autant pour Senghor. Ce dernier utilise un langage plus pédant qui ne peut être compris facilement par une grande partie de son peuple. Apparemment, son audience prioritaire n’est pas les Africains mais les colonisateurs, dont il cherche à dénoncer les injustices commises à l’égard de l’Afrique, en plus de les convaincre que la culture africaine est une réalité.

Mais Neto et Senghor critiquent avec véhémence l’hypocrisie des Européens, les accusant d’embrasser les principes de liberté, d’égalité et de fraternité sur leurs propres terres, alors qu’ils s’imposent eux-mêmes sur les terres africaines. Senghor décrie en effet, toujours dans « Prière de Paix » :

« Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement
Qui ouvre des voies triomphales aux héros et traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire. » 

Et Neto ne voit rien d’autre que misère et oppression en Afrique, en lieu et place de la démocratie, de l’égalité et de la fraternité dans son poème « A reconquista » ( A la reconquête, 1953) :

« Afrique des scènes occidentales viens avec moi
découvrir le monde réel
où des millions d’êtres fraternisent dans la même misère
derrière les façades de la démocratie du christianisme de l’égalité. »

Prolétaire du monde entier, unissez-vous

Comme nous l’avons dit et comme le dit explicitement la thèse d’Omoteso, Neto avait adopté l’idéologie marxiste :

« En fait, dans le discours poétique de Neto, le marxisme joue pleinement le rôle d’une théorie d’action. Il inspire Neto a présenter un « programme » de libération politique sous une forme poétique. Neto voit en effet dans la lutte des peuples colonisés pour leur liberté une lutte des classes, qui dresse les oppresseurs contre les opprimés, le prolétariat contre les bourgeois, les colonisés contre les colonisateurs. Il commence par dénoncer le colonisation des Angolais en particulier, puis des Africains, et ensuite de tous les opprimés, comme nous l’avons indiqué plus tôt dans cet essai. Ayant dénoncé les maladies sociales et les injustices qui prévalaient durant la période coloniale, Neto accomplit alors l’injonction marxiste que l’écrivain doit vouer son art à la cause des opprimés et jouer le rôle d’éveilleur de conscience, devenant un ingénieur de l’âme humaine (Keskov 1970). Pour le faire de manière fidèle et efficiente, l’artiste doit s’identifier lui-même avec l’opprimé. Le poète angolais se déclare donc africain et angolais dans beaucoup de ses poèmes. Dans son poème « Saudaçăo » ( Salut, 1950), il déclare clairement sa solidarité avec tous les Noirs opprimés :

« C’est toi, nègre sans nom,
mon frère de même sang
que je salue !
Que mon message
soit le lien qui m’unisse à ta souffrance
indissolublement
et qu’il t’attache à mon idéal (…)
Maintenant c’est l’heure de marcher ensemble
courageusement
vers le monde de tous
les hommes
Reçois mon message
comme un salut fraternel
ô nègre sans nom des rues et des cases de la brousse
sang de mon sang
valeur humaine dans l’amalgame de la Vie
mon frère
que je salue ! »

Neto lui-même a dit un jour que « l’écrivain doit se situer lui-même dans son époque et accomplir sa mission, qui est de devenir actif dans l’amélioration de l’humanité ».

Dans « Aspiraçăo » (Aspiration, 1949), on trouve cette magnifique dernière strophe :

« Mon désir
transformé en force
inspirant les consciences désespérées. »

Ou encore dans « Desfile de sombras » (Ombres) :

« Je vois de la lumière là où il n’y a que ténèbres.
Je suis un jour dans une nuit profonde
Je suis une expression de la nostalgie. »

« En effet, l’espoir et la misère marche main dans la main dans la poésie de Neto, même si le premier est dominant. Selon Marga Holness, « l’espoir est une constante inattaquable dans la poésie de Neto, espoir qui est une foi profonde dans la capacité des peuples à transcender l’esclavage ». Le poème « Havemos de voltar » ( Un jour nous reviendrons, écrit en prison à Lisbonne en 1960) chante la certitude que tous les Angolais en exil retournerons dans un Angola libre (ci-dessous la première et la dernière strophe) :

« Dans nos maisons, sur nos terres
sur nos plages, sur nos champs
un jour nous reviendrons (…)
Nous reviendrons
A l’Angola libéré,
Angola indépendant. »

Enfin pour caractériser encore cet espoir permanent qui parcourt la poésie de Neto, identifié par Omoteso comme un optimisme révolutionnaire, notons que son recueil de poèmes s’appelle « Espérance sacrée » et écoutons les deux dernières strophes du premier poème du recueil « Adeus à hora da largada » (Adieu au moment du départ) :

« Demain
nous chanterons des hymnes à la liberté
quand sera venu le moment de célébrer
le jour de l’abolition de notre esclavage.
Nous, nous allons chercher la lumière
ô mère tes enfants
(ô toutes les mères noires
dont les enfants sont partis)
vont chercher la vie. »

La négritude senghorienne

Après avoir un peu plus découvert la poésie d’Agostinho Neto, passons à la partie de l’essai du professeur Omoteso consacré à Léopold Sédar Senghor.

« Il a été affirmé dans la partie introductive de cet essai que Senghor avait reconnu et énuméré les nombreux désavantages que les Africains ont souffert dans leur confrontation avec les Européens. Disposition qu’il partage avec son homologue angolais, Agostinho Neto. Toutefois, son recueil de poème intitulé « Chant d’ombres » est l’illustration et une défense de ce que le poète considère comme l’héritage culturel africain. Son but est de contrer le mythe selon lequel il y aurait une infériorité inhérente et une virginité culturelle du peuple noir –mythe qui fournissait des raisons idéologiques à l’impérialisme européen. Il cherche également à réfuter les images d’Epinal utilisées par les Européens pour dominer les Africains. Selon les mots de Stratton :

« La négritude senghorienne célèbre la culture africaine, la définissant comme l’héritage des valeurs africaines, une essence pré-coloniale non encore contaminée par la culture occidentale. »

En effet, en tant que négritudiste, la valorisation senghorienne de la culture africaine est simplement une tentative de découvrir son identité personnelle et celle de son peuple, après des années de dénigrement par l’homme blanc. Dans « Femme noire », il célèbre la beauté spirituelle et physique de la femme noire, qui est l’expression poétique du continent noir :

« Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu’au coeur de l’Été et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle. »

Beaucoup lui reprocheront « son lyrisme à chanter les qualités physiques et morales de la femme, en insistant sur la couleur noire de sa peau ».

Dans « Nuit de Siné », il évoque la sacralité de la nuit africaine et de son mysticisme. Il célèbre aussi la croyance africaine en l’animisme, qui explique que tous les objets de la nature, y compris les objets inanimés, possèdent dynamisme et vie. Il définira le concept de l’animisme africain comme suit :

« Ainsi, toute Nature est animée d’une présence humaine. Elle s’humanise au sens étymologique et actuel du mot. Non seulement les animaux et les phénomènes de la nature – pluie, vent, tonnerre, montagne, fleuve – mais encore l’arbre et le caillou se font hommes. Hommes qui gardent des caractères physiques originaux, comme instruments et signes de leur âme personnelle. C’est là le trait le plus profond, le plus éternel de l’âme nègre. »

Selon Neto : « La préoccupation de l’Afrique de faire de la lutte de libération une lutte des races (des Noirs contre les Blancs) est non seulement épidémique mais aussi réactionnaire, une thèse qui n’a aucun futur. »

« Comme mentionné plus tôt dans cet essai, Neto considère la lutte des peuples colonisés pour leur liberté comme une lutte des classes dans laquelle les opprimés doivent se battre contre les oppresseurs, en particulier les colonisés contre les colonisateurs. Chacun pourra se rappeler que durant la période des luttes anticoloniales en Angola, beaucoup de « Blancs » (écrivains et intellectuels), la plupart d’origine européenne, ont participé activement à ces luttes. José Luandino Vieira, l’écrivain angolais d’origine portugaise, en est un exemple remarquable. Il a passé 14 ans en prison pour ses positions anticoloniales. Et il en existe bien d’autres dans sa situation, qui ont également subi de terribles persécutions (détention, torture, emprisonnement, bannissement, etc.) des mains de l’administration portugaise pour leur opposition au colonialisme. Ainsi, Neto n’a, ni ne voulait attacher une quelconque importance à la couleur dans le combat contre l’oppression coloniale, contrairement aux négritudistes, qui faisaient clairement une nette distinction basée sur la couleur et la race dans leur lutte contre le colonialisme.

Comme l’a dit J. P. Ndiaye : « La négritude est une négation de la lutte des classes. »

« N’attendons pas les héros / soyons nous-mêmes les héros »

« Neto proclame clairement et fortement dans ses poèmes et ses écrits politiques que les Angolais et les Africains doivent renverser le régime colonial par la force. Il s’accorde avec Frantz Fanon sur l’utilisation de la violence révolutionnaire par les opprimés dans le but de sécuriser leur émancipation (Fanon 1961). Ses poèmes comme « Luta » (Lutte, prison d’Aljube à Lisbonne, septembre 1960), « Reconquista » (A la reconquête, 1953) et « Depressa » (Vite, prison d’Aljube à Lisbonne, août 1960), affirment que c’est uniquement en s’engageant dans la violence révolutionnaire que les Africains pourront se libérer de l’oppression coloniale. Le poète nationaliste angolais est tout à fait conscient que le combat armé révolutionnaire dont il se réclame pour la libération des opprimés est un processus violent qui prendra du temps et nécessitera la perte de nombreuses vies chez les combattants. Mais il est également convaincu que tôt ou tard, le but de la liberté sera atteint. Ce point est le thème central du poème « Luta ». De la même façon, la dernière strophe du poème « Depressa », composé en 1960, évoque « a luta viva e heróica » (le combat actif et héroïque). Le poète revendique une authentique indépendance et appelle ses compatriotes angolais et africains à se battre pour elle. Il les défie en ces termes :

« N’attendons pas les héros
soyons nous-mêmes les héros
en unissant et nos voix et nos bras
chacun faisant son devoir
et défendons pouce après pouce notre terre
expulsons l’ennemi
et chantons en luttant toujours héroïquement
dès maintenant
la véritable indépendance de notre patrie. »

L’idée que les Africains, et plus spécifiquement les Angolais, doivent d’abord se libérer eux-mêmes avant d’embrasser la cause de l’humanité est très claire chez Neto. Il insiste sur cette notion dans son poème « A voz igual » (Avec une voix égale, Ponto da Sol., Cap-Vert, 1960), ajoutant que l’Afrique doit s’unir à la communauté mondiale sur un pied d’égalité en tant que partenaires indépendants. Le poète évoque de manière prophétique la naissance d’une nouvelle Afrique qui se lève.

« Du chaos à la nouvelle naissance au monde
au commencement progressif de la vie,
puis entrer dans le concert harmonieux de l’universel
dignement et librement
un peuple indépendant avec une voix égale
à partir de cette aurore vitale de notre espérance. »

Un autre thème important dans la pensée de Neto est la question de la reconstruction nationale. Le poète ne se fait pas uniquement l’avocat du processus de reconstruction nationale qui se mettra en place après l’accession à l’indépendance, mais affirme aussi sa conviction sur la capacités de ses compatriotes angolais à mener à bien cette tâche de reconstruction nationale. Cette notion est proéminente dans « Criar » (Créer), « A voz igual » et « Maos esculturais » (Mains sculpturales). Dans ce dernier, en effet, nous pouvons lire ces mots du visionnaire angolais :

« Au-delà de l’Afrique aux retards séculaires
dans ses cœurs tristes
Moi je vois
les mains sculpturales
d’un peuple éternisé dans ses mythes
inventés dans les terres stériles de la domination
les mains sculpturales d’un peuple qui construit
sous le poids de ce qu’il fabrique pour se détruire
Moi je vois au-delà de l’Afrique
l’amour vierge qui jaillit de toutes les lèvres
de lianes invincibles de la vie spontanée
et les mains sculpturales unies entres elles
s’opposer à l’élan destructeur du passé. »

Conclusion

« J’ai montré dans cette étude de la poésie, de l’idéologie et des convictions et activités politiques de Neto et de Senghor, que le positionnement idéologique détermine habituellement dans une large mesure l’engagement de l’auteur. Evidemment, la carrière politique et littéraire des Neto et Senghor suit de près leur inclination idéologique. Toutefois, il y a d’autres facteurs à prendre en compte, pour déterminer l’engagement socio-politique d’un écrivain. Ces facteurs vont de l’intérêt personnel et de l’expérience à l’éducation reçue.

Avec cette rétrospective j’ai aussi montré que l’engagement des écrivains africains dans la lutte contre le colonialisme variait d’un écrivain à un autre. Par exemple, bien plus que Senghor, Neto était totalement engagé dans la lutte anticoloniale de son peuple. Sa vision était beaucoup plus altruiste et pragmatique que celle de Senghor, dont le combat était plus timide à cause de son dévouement à servir ses maîtres coloniaux, cherchant activement à amender le système colonial dans le but de le rendre acceptable aux Africains. L’évangélisation de Senghor pour la civilisation de l’universel, au détriment de la liberté politique africaine, doit donc être rejetée. De plus, il n’est pas exagéré de reprocher à ces idéaux défendus par Senghor et ses collègues l’actuelle position de subordination des pays africains francophones à la France.

Evidemment, la contre-valeur, l’image et les valeurs africaines, valorisées par Senghor pour s’opposer au discours colonialiste qui dégrade et salit l’Afrique et son peuple, sont frappantes.

Néanmoins, ce dont l’Afrique a besoin, alors comme aujourd’hui encore, est bien plus qu’un vigoureux « contre-discours », tel qu’on le voit dans les écrits des marxistes et des écrivains révolutionnaires comme Sembène Ousmane, José Luandino Vieira, Ngugi wa Thiong’o et Agostinho Neto tout particulièrement, pour n’en mentionner que quelques-uns. Enfin, l’Afrique avait alors besoin et a toujours besoin aujourd’hui d’écrivains et de politiciens voués de manière active et agressive à la lutte pour la libération du continent, dans les traces de Neto.

Sans exagérer, la jeune génération d’écrivains et de politiciens africains trouvera énormément de choses positives à apprendre des écrits révolutionnaires des poètes et politiciens comme Neto, et en rejetant les écrivains et politiciens collaborationnistes comme Senghor. Sans vouloir être trop directif, il serait sage que les jeunes générations d’écrivains africains suivent la tradition militante (et idéologique) de la littérature africaine en faveur d’une totale émancipation des opprimés, tradition qui impose à l’écrivain de briser toute chaîne et d’ignorer toute dette qui pourrait prolonger l’esclavage ou l’oppression sous quelque forme que ce soit. C’est, selon moi, ce que Neto, le libérateur des opprimés, contrairement à Senghor, l’apôtre d’un « suicide politique », a légué à la jeune génération d’écrivains et de politiciens africains.

Au regard de la multitude de maux sociaux auxquels font face les nations africaines, les écrivains africains (et les politiciens) doivent rester à l’avant-garde de la libération des opprimés. Je pense que les écrivains africains ne devraient pas seulement écrire pour dénoncer ces maux sociaux, véritable cancer détruisant l’émergence sociale des nations africaines, mais devraient aussi montrer artistiquement ce qui est positif, ce qui est faisable et utile pour résoudre ces maux. En d’autres termes, les écrivains africains contemporains devraient s’immerger eux-mêmes dans les luttes pour améliorer le système social. Ce n’est qu’alors que la littérature africaine continuera à être réjouissante et utile. »

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