Arrêtons l’esclavage monétaire de l’Afrique

Sébastien Périmony

Il nous faut arrêter la dépossession monétaire et culturelle de l’Afrique immédiatement.

 

A la suite du récent article de Mr Cheminade au sujet de l’économiste camerounais Professeur Joseph Tchuindjag Pouemi, je tenais à rendre hommage à la mémoire de ce dernier : en vous encourageant à lire son œuvre unique et fondamentale pour l’avenir du continent africain tout d’abord, et en vous présentant succintement les travaux de ses héritiers ensuite, malheureusement fort peu connus ou fort peu écoutés, que ce soit en France ou en Afrique.

 

Il existe un tabou en France qui doit être soulevé, non pas pour culpabiliser une fois de plus, mais pour réinstaurer enfin des relations humaines avec nos frères africains et retrouver ici l’estime de nous-mêmes. Pour cela nous devons rejeter le système hypocrite de charité (les fameux sac de riz du Dr Kouchner (1)) instauré de manière rituelle depuis les années 1980 et adopter une approche de développement mutuel. Ce tabou, j’en donnerai quelques éléments dans cet article : c’est celui de l’esclavagisme monétaire.

 

Cet esclavagisme monétaire par la France, imposé par les intérêts industriels et financiers, a contraint petit à petit, comme me le disait un ami africain, « les Africains à coloniser les Africains ».

 

Ainsi, que les colonisateurs exploitent et pillent apparaît pour ainsi dire « logique » ; mais aujourd’hui, ce sont les chef d’états africains qui « font le sale boulot »… N’en déplaise aux « romanciers de la civilisation ».

 

La bataille pour l’indépendance des « anciennes » colonies françaises, les combats héroïques de T. Sankara, P. Lumumba, Sylvanus Olympio, Felix Moumié et bien d’autres inconnus furent rudes, et en réalité perdus dans le court terme. Mais perdre une bataille n’est pas perdre la guerre et aujourd’hui plus que jamais depuis les récents événements en Côte d’Ivoire, une brise nouvelle s’élève et pourrait demain faire de nouveau souffler le vent de la liberté sur le continent africain. Disons que le combat a repris de plus belle à un moment où beaucoup d’intellectuels africains reconnaissent que « les signes avant-coureurs d’une recolonisation de l’Afrique sont manifestes dans nos rapports actuels avec l’Europe » (2).

 

L’attaque d’un palais présidentiel par l’armée française en 2011 (http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/04/10/les-gbagbistes-dementent-avoir-attaque-l-hotel-du-golf_1505593_3212.html7) et l’honteuse intervention « philosophique et humanitaire » en Lybie, auraient dû faire se lever les républicains du monde entier (comme nous l’avions vu en 2003 lors de la guerre d’Irak) s’ils n’avaient pas été endormis (ou pire : recrutés !).

 

La fin des missions Licorne, Turquoise, etc., est un impératif moral pour toute personne ayant en haine le colonialisme.

 

Sur les bases culturelles qu’a laissées Cheikh Anta Diop, sur les bases économiques qu’a laissées le Professeur Pouemi, sur les traces politiques des martyrs africains, une renaissance est plus que jamais possible, et est plus que jamais nécessaire.

 

Ironie de l’histoire, comme le souligne Mr Cheminade dans son dernier article, et nous y reviendrons, les colonisateurs financiers (ceux qui ont créé la zone Franc CFA) sont à leur tour colonisés par les mêmes mécanismes monétaires, que l’on nomme zone Euro. On voit ici que la couleur de peau n’est en rien la cause des malheurs des Africains malgré les images d’Epinal véhiculées, mais que c’est l’homme, l’humanité dans son ensemble, qui se voient forcés à courber l’échine, à se soumettre au joug de la tyrannie des marchés auto-régulés (sic) ; l’ultime escroquerie de ce système étant l’enseignement de la théorie du libre-échange fondée sur l’idée absurde d’une loi de l’offre et de la demande. Mais attendez un peu messieurs les économistes : 1 milliard d’individus « Demande » à manger pour ne pas mourir, où est donc l’ « Offre » ? Et n’allez pas nous dire qu’ils n’ont pas les moyens. Je lisais dernièrement dans un dossier du « Point » qu’entre 2000 et 2010, l’Afrique à elle seule était passée de 16 millions de personnes dotées d’un téléphone mobile à plus de 600 millions : n’aurait-on pas mieux fait d’investir dans les infrastructures agricoles?

 

Rassurez-vous cher lecteur, je ne suis pas décidé à écrire un énième texte sur la souffrance des peuples de ce monde. Je voulais simplement vous donner les éléments nécessaires à la compréhension de ce colonialisme monétaire qu’impose encore aujourd’hui la France aux pays de la zone CFA. Ensuite les anti-colonialistes qui sont parmi vous n’auront qu’à agir pour changer la donne.

 

D’abord quels sont les pays concernés :

 

Pour information, le Franc CFA fut instauré en 1945 (le 25 décembre), par l’article 3 du décret 45-0136 publié au journal officiel du 26 décembre 1945.

Nous voyons qu’il existe deux zones distinctes, l’UEMOA et la CEMAC, disposant chacune de leur banque centrale, respectivement la BCEAO et la BEAC (nous laisserons ici le cas des Comores).

Observons le cas de la BEAC, Banque des Etats d’Afrique Centrale : dans son conseil d’administration composé de 14 administrateurs, deux représentent … la République française. La France a également un droit de veto statutaire, car il est précisé que le conseil d’administration de la BEAC « délibère valablement lorsque au moins un administrateur par état membre et un administrateur français sont présents ou représentés. ». Ci-dessous quelques articles de ces « accords » de partenariat économique :

CONVENTION DE COOPERATION MONETAIRE ENTRE LES ETATS MEMBRES

DE LA BANQUE DES ETATS DE L’AFRIQUE CENTRALE (B.E.A.C.)

ET LA REPUBLIQUE FRANCAISE du 23 Novembre 1972

(…)

Article 2.- Cette coopération est fondée sur la garantie illimitée donnée par la

France à la monnaie émise par la Banque et sur le dépôt auprès du Trésor français de

tout ou partie des réserves de change des Etats membres qui prendront les mesures

nécessaires à cet effet, compte tenu des dispositions de l’article 11, paragraphe 3 des

statuts de la Banque.

(…)

Article 9.- La monnaie émise par la Banque est le franc de la Coopération

Financière en Afrique Centrale (franc C.F.A.) dont la convertibilité avec le franc

français est illimitée.

A cet effet, une Convention relative à un compte d’opérations ouvert au

Trésor français sera signée entre le Président de la Banque et le Ministre de

l’Economie et des Finances de la République Française.

« Le solde créditeur de ce compte est garanti par référence à une unité de

compte agréée d’accord parties ».

 

BONUS :

 

Article 15.- La France assurera pour le compte des Etats membres la

formation du personnel d’encadrement nécessaire à la gestion de la Banque.

 

Ici l’extrait d’une autre convention :

 

CONVENTION REGISSANT L’UNION MONETAIRE DE L’AFRIQUE CENTRALE (U.M.A.C.)

Article 27 : (…) Les réserves de change font l’objet d’un dépôt auprès du Trésor Français dans un compte courant dénommé « Compte d’Opérations » dont les conditions d’approvisionnement et de fonctionnement sont précisées dans une convention spéciale signée entre le Gouverneur de la B.E.A.C. et le Directeur du Trésor Français.

Pour tout éplucher :

Les statuts : http://www.beac.int/index.php/beac/organisation/cadre-institutionnel

 

 

Le même mécanisme de contrôle monétaire est réalisé par la France via la BCEAO, Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest.

 

Ici les statuts :http://www.bceao.int/Cadre-Institutionnel,346.html

 

Le mécanisme qui est au cœur de ce système de tutelle financière est appelé « les comptes d’opérations », comme cité dans l’article 9 ci-dessus et confirmé dans l’article premier, ci-dessous, de la convention des comptes d’opérations signée le 13 mars 1973 par le Ministre de l’Economie et des finances de la République Française, Valéry Giscard d’Estaing, et

le Président du Conseil d’administration de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale,

Paul MOUKAMBI.

 

Article premier.- Il est ouvert, dans les écritures de l’Agent comptable central du Trésor

français, au nom de la Banque des Etats de l’Afrique Centrale (ci-après dénommée la

Banque), un compte courant dénommé Compte d’opérations.

 

C’est donc soi-disant en échange de la garantie de l’état français de la monnaie africaine que les banques centrales africaines sont tenues en retour de déposer une partie de leurs réserves de change auprès du Trésor français sur leur compte d’opérations.

Pour ceux qui aimeraient mieux comprendre ces différents mécanismes, je renvoie au travail rigoureux du professeur Nicolas Agbohou et à son livre :  Le France CFA et l’Euro contre l’Afrique aux éditions Solidarité Mondiale A.S (site http://www.solidaritemondiale.com/index.html)

Exemple du pouvoir conféré aux colonisateurs financiers : la dévaluation de1994 :

Que se passe-t-il lorsque l’on décide de dévaluer le Franc CFA, comme se fût le cas en 1994 ?

Aujourd’hui 1euros = 655,96 FCFA

Donc 100 euros est = 65596

Il faut savoir qu’une dévaluation est toujours décidée en catimini par les gouverneurs des différentes banques centrales, afin d’éviter que les populations n’envoient tout leur argent en Europe avant la dévaluation et ne le rapatrient ensuite.

En effet si vous possédez 656 millions de FCFA équivalant donc à 1 million d’euros avant la dévaluation et que la dévaluation est la suivante :

Au lieu de 1euros = 656 FCFA, 1 euros = 1000FCFA (cas utilisé dans toute la démonstration),

vous aurez après la dévaluation, si vous rentrez votre argent pour 1 millions d’euros, 1 milliard de FCFA et non plus 656 millions comme auparavant.

Il faut donc faire cette dévaluation brutalement et sans prévenir, tout en trouvant des raisons objectives, comme celle selon laquelle une fuite massive des capitaux des pays concernés vers l’étranger assécherait complètement la circulation d’argent à l’intérieur du pays.

La première et la plus terrible des conséquences est l’augmentation immédiate des produits d’importation, comme les médicaments, le riz et autres denrées de première nécessité. Si nous ne prenons que l’exemple du riz: l’Afrique en est le premier importateur dans le monde, et voit cette importation croître d’année en année, avec un prix globalement de plus en plus haut ( http://documents.wfp.org/stellent/groups/public/documents/ena/wfp234783.pdf )

“Les faits parlent d’eux-mêmes, a dit M. Diouf, Directeur général de la FAO. De 1980 à 2005, l’aide à l’agriculture est tombée de 8 milliards de dollars… à 3,4 milliards… La part de l’agriculture dans l’aide publique au développement est passée de 17 % en 1980 à 3 % en 2006.” Les manifestations parfois violentes qui ont éclaté à travers le monde au cours des derniers mois n’étaient, a-t-il déclaré, “que la chronique d’un désastre annoncé”.

Les politiques mises en place par les institutions financières internationales de suppression des cultures vivrières au détriment des cultures d’exportation, le non développement infrastructurel et la spéculation sont parmi les causes essentielles de ces crises alimentaires organisées.

A cette première conséquence tragique pour l’économie des pays de la zone FCFA, s’ajoute que les produits d’exportation (qui par reciprocité devraient rapporter plus d’argent au pays) ne sont pas déterminés par les Etats eux-mêmes mais pas les marchés financiers internationaux, et le plus souvent en dollars, en euros ou en livre sterling (exemple le cacao, le coton, les minerais, etc.).

Le professeur Agbohou utilise l’expression de « pompe aspirante des matières premières », en l’explicitant par la métaphore suivante :

Avant dévaluation de 1994 : 1 franc français = 50 FCFA = 1 ananas

Après dévaluation de 1994 : 1 franc français = 100 FCFA = 2 ananas

Passage à l’euro : 1 euros = 656 FCFA = 12 ananas

Si re-dévaluation  : 1 euros = 1000 FCFA = 20 ananas

A cela s’ajoute encore la dynamique négative de l’endettement des pays des zones esclavagées par cette monnaie, car si le pays a une dette de 1 milliards d’euros vis à vis de ses créanciers, soit dans sa monnaie 656 milliards de FCFA, après la dévaluation sa dette s’élèvera à 1000 milliards de FCFA.

A l’inverse, le Trésor public français peut se désendetter sans douleur. Si sur ses comptes figurent 656 millions de FCFA, c’est à dire 1 million d’euros avant dévaluation, après cette dernière la même somme (656 millions FCFA) équivaudra à 560 000 euros.

Enfin il faut savoir qu’avant 1973, pour 100 milliards de FCFA de recettes, 100 milliards allaient directement sur les comptes d’opération gérés par le Trésor public français, soit 100%. Depuis le lest est lâché petit à petit, mais toujours avec réticence. Une première réforme en 1973 a baissé le taux de transfert à 65%, puis en 2005 à 50%.

Je n’offre ici que quelques pistes de réflexion. Sur toutes ces questions monétaires vous pouvez consulter cette vidéo d’une conférence du Professeur Agbohou, qui entre dans les détails de ces mécanismes : http://www.youtube.com/watch?v=USYecLdMq-4

POLEMIQUE :

Pour celui ou celle qui voudrait étudier plus en détail le parallèle entre l’occupation monétaire de la France par les nazis à partir de 1940 et l’occupation monétaire de l’Afrique par les français à partir de 1945, il vous suffira (âmes sensibles s’abstenir) de consulter cette présentation powerpoint remarquable du même professeur Agbohou :

http://www.m-pep.org/IMG/pdf/PrAgbohouNicolas.pdf

De cette présentation est extraite la citation suivante de René Sédillot, historien français et auteur entre-autre du « Franc enchaîné » :

« Avec les siècles, les formes de pillages sont devenues plus savantes. Les anciens germains dévastaient en toute simplicité les pays qu’ils avaient conquis. Leurs descendants, en 1940, ont recouru à une méthode de rapine plus subtile et plus fructueuse : ils ont mis le mark à 20 francs. Déjà, dans les territoires qu’ils avaient occupé en Europe, les Allemands victorieux avaient assigné au Reichmark une valeur et un pouvoir d’achat fort avantageux : ils avaient fixé son équivalence à 1,50 schilling en Autriche, à 10 couronnes en Bohème, à 2 zlotys en Pologne : partout ces taux correspondaient à une appréciation exagérement flatteuse de la monnaie allemande. ».

Sortir de l’esclavage monétaire, OUI, mais pour quoi faire ?

En guise de conclusion, je joins ici une vidéo conférence que j’ai réalisé le 24 Mars 2011, à la mémoire de Patrice Lumumba, qui en 2011 nous avait quitté depuis 50 ans, puisqu’il fût assassiné le 17 Janvier 1961.

Cette présentation comporte :

Une introduction dans laquelle je lis sa dernière lettre :

1ère partie : Projet de développement pour la République démocratique du Congo :

2ème partie : Projet de développement pour le bassin du Nil :

3ème partie : Projet de développement pour l’Afrique du Nord :

Une dernière partie sous forme de débat avec une belle citation de Charles de Gaulle et une réflexion sur la culture :

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One comment

  1. Bonjour
    j’ai pris tellement du plaisir a lire cet article car l’économie m’a toujours intéressée et je cherche a améliorer mes connaissances la dessus; je serai donc ravis de recevoir d’autres articles sur l’économie numérique car c’est surtout mon domaine de spécialisation.

    Cordialement,
    AHAMADI Nassurdine
    Ingénieur en Télécoms et systèmes Informatiques.

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